Sung Min || Spirited away

L’histoire de Min a réellement commencé avec un décès. Alors qu’il avait sept ans, son demi-frère de vingt-et-un ans se tua à moto sur une route de campagne. Personne à blâmer, pas de chauffard, pas d’alcool, pas d’excès de vitesse ni même de souci mécanique, il semble avoir simplement perdu le contrôle. Toute sa vie, Min allait la passer dans l’ombre immense de ce frère qui avait l’avenir devant lui. Mais il avait beau écouter les histoires, regarder les photos et chercher dans sa mémoire, il ne se souvenait pas de lui. Pas même d’une image ou d’un simple mot qu’ils auraient échangé. Pourtant, il était là, on sentait le vide qu’il avait laissé dès qu’on passait la porte de l’immense appartement des Kyung.

Sur les photos, Kyung Ha-neul avait cessé de sourire. Il s’était refermé sur lui-même comme un animal blessé. Sa deuxième femme, Kwang Ja, la mère de Min, sauvait les apparences, mais les choses étaient cassées entre eux avant même sa naissance. Ha-neul avait monté de ses mains une entreprise d’informatique aujourd’hui florissante. Elle proposait toutes sortes de suites logicielles, mais aussi la gestion de la sécurité, des bases de données et des sauvegardes de grandes entreprises mondiales. Il était marié, mais ça ne l’empêcha pas d’avoir une aventure avec l’une de ses jeunes secrétaires. Il avait promis à Kwang Ja de quitter sa femme pour elle, mais il n’en fit rien. Quand elle menaça de tout révéler, il mit fin à leur relation ainsi qu’à son contrat. Tout ça pour apprendre quelques semaines plus tard qu’elle était enceinte. Il commença par l’entretenir financièrement, jusqu’à ce que sa femme légitime découvre les virements suspects et que leur couple éclate. Alors seulement, il daigna poser les yeux sur son second fils.

Le plus lointain souvenir de Min, c’était lors d’un marché de Noël à Gunsan, là où il a grandi. Il se rappelait les couleurs, l’odeur de friandise et la fébrilité joyeuse des passants. Mais surtout, il se rappelait la patinoire en plein air. En voyant les gens tournoyer sur la glace, il avait lâché la main de sa mère et s’était précipité. La glisse lui donna immédiatement un sentiment de liberté, et le froid qui lui piquait les joues n’avait plus d’importance. Après ça, il n’avait pas arrêté de demander à aller à la patinoire, et ses parents finirent par l’inscrire dans un club. Pendant toute une année, ce fut le bonheur. Il y allait plusieurs fois par semaine et progressait un peu plus à chaque leçon. Au bout d’un an, son entraineur enthousiaste avait laissé entendre que s’il continuait sur cette voie, il pourrait se retrouver un jour aux Jeux olympiques.

C’était la chose à ne pas dire à des parents comme les siens. Du jour au lendemain, le patinage devint une course à la réussite. On le réveillait à cinq heures du matin pour qu’il s’entraine avant d’aller à l’école, et il y retournait parfois après ses cours du soir ou ses leçons de piano. Min n’avait qu’une dizaine d’années, mais il se sentait plus épuisé qu’un vieil homme. Il se mit à se rebeller, à ne plus vouloir sortir du lit. Ses parents lui rappelaient sans cesse que c’était lui qui avait voulu faire du patinage, et que pour décrocher une médaille olympique, il fallait qu’il fasse des efforts.

« Mais je ne veux pas de médailles. Je patine parce que ça me plait ! »

Sans qu’il comprenne vraiment, ses parents furent profondément déçus par son manque d’ambitions. Il pensait que le choix lui revenait, mais au final, son père le désinscrivit du club de patinage pour « qu’il se concentre sur ses études ». Min parvint à se faire offrir une paire de patins à roulettes pour son anniversaire, et c’est tout ce qu’il resta de sa passion. Ce n’était pas aussi souple que des patins à glace, mais il les aimait bien quand même, et apprit d’autres figures dans le skate park non loin de chez lui.

Le reste de sa vie fut semblable à cette histoire de patinage. Min fit des études d’informatique parce que son père le voulait comme bras droit. Il sortait avec des filles de bonne famille parce que c’était ce qu’on attendait de lui. C’était facile, d’ailleurs. Il n’était pas trop moche à regarder, sportif, bon en cours, riche. Alors dès qu’il se retrouvait célibataire et qu’une fille l’approchait, il acceptait de sortir avec elle. Pendant longtemps, il pensait que son désintérêt pour la gent féminine venait d’une certaine méfiance. Son père s’était retrouvé piégé avec une femme qu’il n’aimait pas. C’était dur de parler de sa mère comme ça, mais il avait fini par voir les choses en face. Du coup, lui-même ne s’attachait pas aux filles pour se protéger et ne pas faire les mêmes erreurs.

Il eut finalement un déclic, un soir dans un café avec des amis et sa nouvelle petite copine. Alors qu’elle était partie aux toilettes, Bae, son meilleur ami, avait eu un sifflement.

« Je ne sais pas où tu l’as trouvé, mais elle est vraiment mignonne, celle-là. Parce que bon, je veux pas critiquer tes goûts, mais la dernière, c’était pas trop ça. »

Ses goûts ? Min avait tiqué sur ce mot. Il ne s’était jamais demandé quels étaient ses goûts. Il cogita là-dessus un moment avant de réaliser qu’il ne regardait simplement pas les femmes, jamais. C’étaient les hommes qui l’intéressaient. Après une douloureuse et secrète prise de conscience, il eut quelques petits écarts qui lui confirmèrent la vérité. Trop inquiet des  possibles conséquences, il n’eut aucune relation sérieuse.

Les choses sérieuses arrivaient pourtant à grands pas. Une fois la majorité atteinte, les exigences de ses parents décuplèrent, et parmi elles, la question du mariage revenait sans cesse. Plus le temps passait, et plus Min avait envie de hurler, de tout jeter en l’air. Il saturait, et se voyait devenir agressif et renfrogné. Il n’aimait plus la personne qu’il voyait dans le miroir, le garçon poli et bien éduqué que tous les parents auraient rêvé d’avoir, sauf les siens.

Un soir, sa petite amie du moment suggéra qu’il était temps qu’elle le présente à ses parents. Un sentiment de malaise le saisit aussitôt, lui serrant la gorge et l’estomac. D’autres parents, mais sans doute la même attente de voir leur fille former un mariage prospère et durable. Il en était malade. C’est ce soir-là, devant le journal télévisé, qu’il trouva finalement la solution à tous ses problèmes. En entendant parler d’une énième disparition, il eut une idée. Et s’il disparaissait, lui aussi ?

C’était lâche, il le savait, mais c’était ça ou se jeter d’un pont. Il ne se sentait pas les épaules assez fortes pour tenir tête à tout le monde, et outrepasser toute son éducation. Il lui aurait fallu des mois, peut-être des années, mais c’était maintenant qu’il étouffait.

Alors il créa Sung Min, un autre lui, prétendument né à Wonpung-Ri, dans une famille pauvre et dysfonctionnelle, déscolarisé jeune et errant. Il avait volontairement choisi une petite ville, ce fut plus simple pour se créer un faux état civil et des papiers. Un jour, stressé mais heureux, il quitta l’immense tour où il avait grandi. Plus loin, il détruisit ses papiers et jeta les restes du haut d’un pont, avec son téléphone séparé de sa batterie. Il monta dans un bus pour Séoul avec son nouveau nom. Pour lui, la ville tentaculaire était l’endroit parfait pour disparaitre.

Il passa d’hôtel en hôtel pendant quelques semaines, avec un sac East Pak pour tout bagage, et quand il eut épuisé le peu de liquide qu’il avait amené avec lui, il se présenta à une association d’aide aux démunis qu’il avait repérée sur internet. Son numéro de jeune paumé marcha si bien qu’il se retrouva plusieurs semaines à suivre des leçons avec un groupe de gens quasiment illettrés, mais au moins, il avait un toit et de quoi manger. On l’aida ensuite à trouver un contrat d’apprentissage en électronique. Il claqua ses premiers Wons dans un ordinateur portable, qui lui permit de faire un peu de codage et d’html pour gagner quelques pièces de plus. Enfin, après presque six mois dans un foyer, il réussit à se trouver un petit studio abordable pour lui.

Le voilà maintenant libre pour la toute première fois de sa vie. La suite reste à écrire, mais ce qui est sûr, c’est que Min va s’acheter des patins.